- Tout d’abord Marbot
L’armée ennemie, qui, du haut des plateaux situés au delà de Landsberg, fut témoin de la destruction de son arrière-garde, se retira promptement sur Eylau, et nous prîmes possession de la ville de Landsberg. Le 7 février, le général en chef russe Benningsen, étant bien résolu à recevoir la bataille, concentra son armée autour d’Eylau et principalement sur les positions situées en arrière de cette ville.
La cavalerie de Murat et les fantassins du maréchal Soult s’emparèrent de cette position, après un combat des plus acharnés, car les Russes tenaient infiniment à conserver Ziegelhof qui domine Eylau, comptant en faire le centre de leur ligne pour la bataille du lendemain; mais ils furent contraints de se retirer de la ville.
La nuit paraissait devoir mettre un terme au combat, prélude d’une action générale, lorsqu’une vive fusillade éclata dans les rues d’Eylau. Je sais que les écrivains militaires qui ont écrit cette campagne prétendent que l’Empereur, ne voulant pas laisser cette ville au pouvoir des Russes, ordonna de l’attaquer; mais j’ai la certitude que c’est une erreur des plus grandes, et voici sur quoi je fonde mon assertion.
Au moment où la tête de colonne du maréchal Augereau, arrivant par la route de Landsberg, approchait de Ziegelhof, le maréchal gravit ce plateau où se trouvait déjà l’Empereur, et j’entendis Napoléon dire à Augereau: “On me proposait d’enlever Eylau ce soir; mais, outre que je n’aime pas les combats de nuit, je ne veux pas pousser mon centre trop en pointe avant l’arrivée de Davout, qui est mon aile droite, et de Ney, qui est mon aile gauche; je vais donc les attendre jusqu’à demain sur ce plateau, qui, garni d’artillerie, offre à notre infanterie une excellente position; puis, quand Ney et Davout seront en ligne, nous marcherons tous ensemble sur l’ennemi !” Cela dit, Napoléon ordonna d’établir son bivouac au bas de Ziegelhof, et de faire camper sa garde tout autour.
Mais pendant que l’Empereur expliquait ainsi ses plans au maréchal Augereau, qui louait fort sa prudence, voici ce qui se passait. Les fourriers du palais impérial, venant de Landsberg, suivis de leurs bagages et valets, arrivèrent jusqu’à nos avant-postes, situés à l’entrée d’Eylau, sans que personne leur eût dit de s’arrêter auprès de Ziegelhof. Ces employés, habitués à voir le quartier impérial toujours très bien gardé, n’ayant pas été prévenus qu’ils se trouvaient à quelques pas des Russes, ne songèrent qu’à choisir un bon logement pour leur maître, et ils s’établirent dans la maison de la poste aux chevaux, où ils déballèrent leur matériel, et se mirent à faire la cuisine et à installer leurs chevaux…
Mais, attaqués au milieu de leurs préparatifs par une patrouille ennemie, ils eussent été enlevés sans le secours du détachement de la garde qui accompagnait constamment les équipages de l’Empereur. Au bruit de la fusillade qui éclata sur ce point, les troupes du maréchal Soult, établies aux portes de la ville, accoururent au secours des bagages de Napoléon, que les troupes russes pillaient déjà. Les généraux ennemis, croyant que les Français voulaient s’emparer d’Eylau, envoyèrent de leur côté des renforts, de sorte qu’un combat sanglant s’engagea dans les rues de la ville, qui finit par rester en notre pouvoir.
Bien que cette attaque n’eût pas été ordonnée par l’Empereur, il crut cependant devoir en profiter et vint s’établir à la maison de poste d’Eylau. Sa garde et le corps de Soult occupèrent la ville, qu’entoura la cavalerie de Murat. Les troupes d’Augereau furent placées à Zehen, petit hameau dans lequel nous espérions trouver quelques ressources; mais les Russes avaient tout pillé en se retirant, de sorte que nos malheureux régiments, qui n’avaient reçu aucune distribution depuis huit jours, n’eurent pour se réconforter que quelques pommes de terre et de l’eau !…
Les équipages de l’état-major du 7e corps ayant été laissés à Landsberg, notre souper ne fut même pas aussi bon que celui des soldats, car nous ne pûmes nous procurer des pommes de terre!… Enfin, le 8 au matin, au moment où nous allions monter à cheval pour marcher à l’ennemi, un domestique ayant apporté un pain au maréchal, celui-ci, toujours plein de bonté, le partagea entre tous ses aides de camp, et après ce frugal repas, qui devait être le dernier pour plusieurs d’entre nous, le corps d’armée se rendit au poste que l’Empereur lui avait assigné.
- Puis Jean-Baptiste Barrès, officier chasseur vélite dans la Garde impériale
Au bivouac, sur une hauteur, à une demi-lieue en arrière d’Eylau.
Au départ, nous repassâmes, de nouveau sur le terrain de combat de la veille et sur la position que nous avions occupée jusqu’a 11 heures du soir; un peu plus loin, sur l’emplacement où deux régiments russes avaient été anéantis dans une charge de cuirassiers. A cet endroit, les morts étaient sur deux et trois de hauteur; c’était effrayant. Enfin, nous traversâmes la petite ville de Landsberg sur la Stein.
Après avoir laissé derrière nous cette ville, nous arrivâmes devant une grande forêt, traversée par la route que nous suivions, mais qui était tellement encombrée de voitures abandonnées, et par les troupes qui nous précédaient, que l’on fut obligé de s’arrêter pour ce motif ou pour d’autres que je ne connaissait pas. Du reste, le canon grondait fort, en avant de nous, ce qui faisait croire à un engagement sérieux.
Je profitai de ce repos pour dormir, en me couchant sur la neige avec autant de volupté que dans un bon lit. J’avais les yeux malades par la fumée du bivouac de la veille, par la privation de sommeil, et par la réverbération de la neige qui surexcitait mes souffrances. J’étais arrivé au point de ne pouvoir plus me conduire. Ce repos d’une heure peut-être, me soulagea, et me permit de continuer avec le régiment le mouvement d’en avant qui s’exécutait.
A la sortie du bois, nous trouvâmes une plaine, et puis une hauteur que nous gravîmes. C’était pour enlever cette position que les fortes détonations, que nous avions entendues quelques heures auparavant, avaient eu lieu. Le 4e corps l’enleva et jeta l’ennemi de l’autre côté d’Eylau, mais il y eut de grandes pertes à déplorer. Le terrain était jonché de cadavres de nos gens. C’est là qu’on nous établit pour passer la nuit. On se battait encore, quoiqu’il fit déjà noir depuis longtemps.
Une fois libre, on se mit en quête de bois, de paille, pour passer la nuit ; il neigeait à ne pas s’y voir, et le vent était très piquant.
Je me dirigeai vers la plaine, avec cinq où six de mes camarades. Nous trouvâmes un feu de bivouac abandonné; très ardent encore, et beaucoup de bois ramassé. Nous profitâmes de cette bonne rencontre pour nous chauffer et faire notre provision de ce que nous cherchions.
Pendant que nous étions à philosopher sur la guerre et ses jouissances, le bêlement d’un mouton se fit entendre. Courir après, le saisir, l’égorger, le dépouiller, tout cela fut fait en quelques minutes. Mettre le foie sur des charbons ardents ou le faire rôtir au bout d’une baguette nous prit moins de temps encore; nous pûmes, par cette rencontre providentielle, sinon satisfaire notre dévorante faim, du moins l’apaiser un peu.
Après la dégoûtante pâture que nous venions de faire, de retour au camp, on nous dit qu’on trouvait dans Eylau des pommes de terre et des légumes secs. Nous y allâmes, en attendant que le mouton que nous apportions pût être cuit. En effet, nous trouvâmes en assez grande quantités que nous cherchions; fiers de notre trouvaille et satisfaits de contribuer pour notre part à la nourriture de nos camarades, noua revenons au camp, mais on dormait à la belle étoile, presque enseveli sous la neige. Nous qui suions malgré le froid, nous pensâmes que ce repos, après une agitation et des courses si répétées, nous serait funeste. Nous résolûmes de retourner, à Eylau avec tout notre fourniment, en nous disant que nous entrerions dans les rangs au passage du régiment, qui devait aller, selon nous, coucher à Kœnigsberg, le même jour.
A peine avions-nous dormi deux heures, que le jour arriva et, avec lui, une épouvantable canonnade dirigée sur les troupes qui couvraient la ville. S’armer et chercher à sortir de la ville ne fut qu’une pensée, mais l’encombrement à la porte était si grand, occasionné par la masse des hommes de tous grades et de tous les corps qui bivouaquaient en avant ou autour d’Eylau, que le passage en était pour ainsi dire interdit. L’Empereur, surpris comme nous, eut des peines inimaginables pour pouvoir passer. Pendant ce temps-là, des boulets perdus venaient augmenter le désordre. Nous arrivâmes à notre poste, avant que le régiment eût reçu l’ordre de se porter en avant. J’avais tant lutté, tant couru, que j’étais hors d’haleine.
- Maintenant Boyeldieu, colonel au commandement du 4e régiment d’infanterie de ligne, en remplacement du prince Joseph Bonaparte
Le 7 février, la brigade se réunit à la division à gauche de Landsberg et fut dirigée par la droite de cette ville sur Eylau après avoir traversé le bois entre les deux villes. Elle marcha en colonne, chassant toujours la cavalerie qui se trouvait devant elle; plusieurs fois les cosaques s’approchèrent et voulurent l’entamer. Le carré se formait aussitôt par régiment, ce qui les déconcerta et les empêcha de rien entreprendre.
Arrivée près d’EyIau, la brigade marcha encore quelque temps dans cet ordre; l’ennemi était si près qu’il fut ordonné au Ier bataillon du 4e de se déployer et d’exécuter les feux de peloton. L’ennemi paraissait toujours se retirer. Le feu cessa et les deux régiments qui composaient la brigade [4e et 28e] se mirent en mouvement dans le même ordre et arrivèrent contre la barrière du cimetière d’Eylau. Peu de temps après, il fut ordonné au 1er bataillon d’y prendre position, et au reste de la brigade de changer de direction à gauche pour entrer dans Eylau par une autre route.
La hauteur de la barrière du cimetière présentait des difficultés au 1er bataillon qui devait la franchir, ce qui le mit hors d’état de maintenir l’ordre dans ses rangs. Quelques hommes de ce bataillon parvinrent à y entrer: l’ennemi fit un grand feu de mousqueterie et une nuée de Russes y entra aussitôt. Le peu de monde qui se trouvait dans le cimetière fut forcé à la retraite. Le bataillon se rallia au 28e régiment qui avait été laissé en réserve et continua de se battre jusqu’à ce que les Russes furent forcés d’évacuer complètement Eylau.
Le 2e bataillon, qui était entré dans la ville par une autre rue à gauche du cimetière, fut assailli par une grêle de boulets et de mitraille et investi par les ennemis qui recevaient toujours de nouvelles forces. Ce bataillon, après en avoir fait un horrible carnage, forcé de céder au nombre, se retira d’environ quarante pas en arrière de la position qu’il venait de quitter et continua de faire feu jusqu’à l’évacuation de la ville. L’aigle de ce bataillon fut emportée d’un coup de canon qui tua celui qui la portait: on n’a retrouvé sur la neige qu’un peu de bâton et les ailes.
Le régiment rentra dans Eylau à environ neuf heures du soir. Les pertes qu’il éprouva dans cette journée furent sensibles. Plusieurs officiers qui avaient vieilli dans les camps restèrent sur le champ d’honneur. De ce nombre faisaient partie le capitaine de la 1e compagnie de grenadiers, Boucaud, les capitaines Brissac, Dabesie et Richard et le lieutenant Haussier. Dans le nombre des blessés, se trouvèrent les capitaines Mercier, Juillet, Poujade et Lanes, le sous-lieutenant Marchand et l’adjudant sous-officier Crespy.
La perte totale en tués et blessés se porta à: officiers tués, 5 et 9 blessés; sous-officiers [et soldats] tués 24 et 309 blessés. À onze heures du soir, le régiment reçut l’ordre de passer à la 3e division. Il la joignit au côté opposé de la ville ou il bivouaqua le reste de la nuit.
- Enfin, Jean-Roch Coignet, de la Garde impériale
Le 7 février, l’Empereur nous fit camper (la garde seulement) sur une hauteur en face d’Eylau, à droite de la grande route; cette montagne forme une espèce de pain de sucre à pentes très rapides; elle avait été prise, la veille ou l’avant-veille, par nos troupes, car nous trouvâmes une masse de cadavres russes étendus çà et là dans la neige et quelques mourants faisant signe qu’ils voulaient être achevés. Nous fûmes obligés de déblayer le terrain pour établir notre bivouac.
On traîna les corps morts sur le revers de la montagne et l’on porta les blessés dans une maison isolée située tout au bas. Malheureusement la nuit vint, et quelques soldats eurent si froid , qu’ils s’imaginèrent de démolir la maison pour avoir le bois et se chauffer. Les pauvres blessés furent victimes de cet acte de frénésie; ils succombèrent sous les décombres.
L’Empereur nous fit allumer un feu au milieu de nos bataillons; il nous demanda une bûche par chaque ordinaire. On s’en était procuré en enlevant les palissades qui servent, l’été, à parquer les bestiaux. Il nous demanda aussi des bottes de paille pour s’asseoir et quelques pommes de terre; nous lui en portâmes une vingtaine qu’il fit cuire lui-même dans le feu, les remuant par intervalles avec le bout d’un bâton, et les partageant avec son état-major.
De notre bivouac, je voyais parfaitement l’Empereur, et il voyait de même tous nos mouvements. À la lueur des bûches de sapin, je faisais la barbe à mes camarades, à ceux qui en avaient le plus besoin. Ils s’asseyaient sur la croupe d’un cheval mort qui était resté là et que la gelée avait rendu plus dur qu’une pierre. J’avais dans mon sac une serviette que je leur passai sous le cou; j’avais aussi du savon que je délayais avec de la neige fondue au feu. Je les débarbouillais avec la main et je leur faisais l’opération.Du haut de ses bottes de paille, l’Empereur assistait à ce singulier spectacle, et riait aux éclats. Dans la nuit, j’en rasai au moins une vingtaine.