• Lisons la célèbre “Histoire populaire, anecdotique et pittoresque de Napoléon et de la Grande armée”, de Émile Marco de Saint-Hilaire
Après avoir veillé une grande partie de la nuit dans son cabinet, Napoléon avait pris le matin un peu de repos; il n’était pas sorti du palais et était resté constamment assis dans l’embrasure d’une croisée qui avait vue sur la pièce d’eau. Son teint était plombé, sa toilette se faisait remarquer par un désordre qui n’était pas dans ses habitudes. Il tenait machinalement dans ses mains un volume simplement relié, le “Précis des Guerres de [Jules] César”, lorsqu’un officier du palais entrouvrit doucement la porte:
– Qu’est-ce ? demanda Napoléon.
– Sire, c’est monseigneur le duc de Vicence [Caulaincourt] avec LL. EE. les maréchaux le prince de la Moskowa [Ney] et le duc de Tarente [Macdonald].
Il se leva et alla au-devant d’eux. Le duc de Vicence parle le premier. Il raconte comment la défection de Marmont a dû changer toutes les combinaisons diplomatiques; comment Fontainebleau a cessé d’être une position militaire; enfin, ce n’est plus de Napoléon qu’on ne veut pas, c’est de sa dynastie tout entière. A cette nouvelle, l’Empereur se dresse fièrement:
– C’est aussi par trop d’humiliations ! s’écrie-t-il. Ils veulent me pousser à bout ! Eh bien donc ! plus de lâches négociations; que le destin s’accomplisse !
Napoléon continue de parler haut, en maître absolu, en père, en soldat, en empereur. Le géant, trop longtemps garrotté par les entraves dont on l’a embarrassé, reprend toute sa hauteur, toute son énergie. Il se promène à grands pas, et continue, de cette voix qui a si souvent rappelé la fortune des batailles:
– Oui ! nous nous battrons, et, certes, nous triompherons encore, malgré la trahison ! Soult me ramène cinquante mille soldats; Suchet va le rejoindre avec ses quinze mille hommes de l’armée de Catalogne; Eugène fera un mouvement sur les Alpes avec ses trente mille Italiens. J’ai encore les quinze mille hommes d’Augereau, les garnisons des frontières et l’armée entière du maréchal Maison. Tout cela va former une masse invincible ! Il nous faut aller au-devant de ces renforts et manœuvrer sur la Loire: c’est là que Charles Martel a délivré son pays, c’est là que nous délivrerons le nôtre ! Messieurs ! s’écrie-t-il de nouveau en frappant d’un geste sublime sur la garde de son épée, la grande armée est reconstituée !
Les paroles si éloquentes que Napoléon vient de prononcer n’ont pas trouvé d’écho même dans le cœur de ceux qui sont voués à sa cause. Ses plénipotentiaires sont restés impassibles en présence de tant d’enthousiasme. Macdonald seul réplique avec calme:
– Sire, les circonstances ont acquis une gravité qui ne permet pas de prendre un parti sans en avoir pesé toutes les chances; nous supplions Votre Majesté de réfléchir.
– J’ai réfléchi ! répond sèchement Napoléon. Le lion n’est pas encore mort.
Dès qu’on apprend à Fontainebleau la rupture des négociations, une explosion de cris, de reproches, de menaces même, se fait entendre dans les galeries du palais. C’est à qui tournera ses regards vers la capitale, c’est à qui inventera des prétextes pour aller à Paris; ceux-ci pour rassurer leur femme; ceux-là pour mettre à l’abri leur fortune; quelques-uns pour l’intérêt de leur corps d’armée; le plus grand nombre pour négocier leur défection et stipuler les clauses de leur nouvelle fidélité aux Bourbons.
Pendant ce temps, les Russes et les Autrichiens s’avancent et resserrent autour de Fontainebleau la petite armée impériale. Cette manœuvre des alliés sert d’objection aux trembleurs qui ne veulent que déserter; ils exagèrent les forces ennemies et prédisent les plus funestes résultats. Napoléon entend tous ces propos, réduit ces craintes chimériques à leur juste valeur, et promet, lorsqu’il en sera temps, de percer le réseau de fer dont on l’a entouré.
– Une route fermée à des courriers, dit-il, s’ouvre bientôt devant cinquante mille baïonnettes !
Cependant il est lui-même indécis; il lui répugne de faire une guerre de partisans. Lui qui terminait toutes ses campagnes en quelques mois, lui qui conquérait un royaume par une seule grande bataille, il éprouve une sorte de honte à ne plus manœuvrer que sur une petite échelle, à ne faire mouvoir qu’une poignée d’hommes. Au milieu de toutes les perplexités qui viennent l’assaillir, il lui faut néanmoins prendre un parti décisif; mais auparavant il veut entretenir une dernière fois ses maréchaux. Il a subi l’influence du trône, il espère trouver un appui dans les grands feudataires de la couronne; en un mot, il veut savoir si sa cause, si celle de sa famille, sont encore la cause de la France – il se décidera ensuite.
Les maréchaux sont convoqués. Napoléon va au-devant de chacun d’eux en particulier, et l’accueille avec cette distinction de manières, cette noblesse de langage, qui ont toujours imposé même aux souverains ses égaux. Ney et Berthier arrivent les derniers. Leur abord est froid, leur contenance embarrassée; Napoléon n’a pas l’air d’y faire attention. A peine s’est-il assis qu’il entame une conversation générale par des lieux communs; puis, s’adressant plus particulièrement au prince de Wagram [Berthier], il lui demande avec une sorte de bonhomie s’il a des nouvelles de la marche des alliés.
Celui-ci répond qu’il a envoyé en reconnaissance des officiers d’état-major sur tous les points, et que leurs rapports ont été unanimes: l’ennemi a décidément pris position autour de Fontainebleau. Mais les maréchaux, forts de la résignation de Napoléon, ne sont pas venus pour se borner à ne lui annoncer que de mauvaises nouvelles: c’est son abdication absolue qu’ils sont venus chercher. Ney, le premier, aborde cette question délicate en traçant d’une manière énergique la déplorable situation de la France, et achève le tableau en demandant à l’Empereur quels sont ses moyens de sauver la patrie.
Aussitôt, sans laisser le temps à Napoléon de répondre, chacun émet son opinion; la discussion s’anime, les interpellations les plus vives se croisent, de bruyants colloques s’engagent. Au milieu de ce pêle-mêle de paroles, l’attitude de l’Empereur est admirable de sang-froid et de dignité: il se tait; mais quand la tranquillité s’est un peu rétablie, il prend enfin la parole, résume en peu de mots tout ce qui vient d’être dit, et termine en reproduisant les conditions qui lui sont imposées par les alliés.
– Quant au sacrifice personnel qu’on exige de moi, ajoute-t-il, j’y suis résigné; mais consentir à déposséder ma femme et mon fils d’une couronne que, moi, j’ai conquise par mes propres œuvres, jamais, Messieurs !
Quoiqu’un morne silence accueille cette communication, Napoléon, toujours calme, dénombre les forces qui lui restent et dont il peut faire usage, non pour éterniser la guerre, mais pour venger l’honneur de la France:
– Est-il un de vous, s’écrie-t-il, qui consente jamais à la laisser à la merci des gens qui ne veulent qu’étouffer, à leur profit, nos glorieux travaux ? Eh bien ! s’il nous faut renoncer à défendre plus longtemps la France, reprend-il en relevant la tête, l’Italie ne nous offre-t-elle pas une retraite digne de vous et de moi ? N’est-ce pas là la terre des miracles ? Veut-on m’y suivre encore une fois ? Croyez-moi, Messieurs, marchons vers les Alpes !
Cette héroïque proposition n’est pas mieux accueillie que les précédentes. Et cependant si Napoléon l’eût faite quelques pas plus loin, dans le salon de service encombré par tous les jeunes généraux, elle eût été reçue avec enthousiasme, avec bonheur; dans les rangs de l’armée, elle eût été saluée avec cette bouillante ardeur de 1792. Mais Napoléon ne s’est adressé qu’à des hommes qui, la plupart, n’ont plus d’autre ambition que de conserver leurs honneurs, leurs richesses.
L’Empire croulera, que leur importe ? Malgré tant d’indifférence chez tant d’hommes qu’il a élevés si haut par son génie, Napoléon ne laisse percer aucun sentiment de colère et semble les prendre en pitié:
– Vous voulez du repos ? dit-il alors; ayez-en donc ! Hélas ! vous ne savez pas combien de chagrins et de dangers vous attendent sur vos lits de duvet ! Quelques années de cette paix que vous allez payer si cher en moissonneront un plus grand nombre d’entre vous que ne l’aurait fait la guerre la plus désespérée.
Ces paroles de Napoléon aux maréchaux devaient être prophétiques; car Berthier, Murat, Ney, Masséna, Augereau, Lefèbvre, Brune, Serrurier, Kellermann, Pérignon, Beurnonville, Clarke et tant d’autres encore, disparurent en moins de sept années et le devancèrent dans la tombe.
Pendant toute cette scène, l’Empereur ne recueillit pas un mot de sympathie. Devant le bienfaiteur, en présence du souverain, presque tous les cœurs restèrent froids. Il interroge du regard ceux qui l’entourent: tous les yeux sont baissés, toutes les bouches sont muettes. Une révolution soudaine s’opère à cette vue dans son âme; elle ne se manifeste à l’extérieur que par une extrême pâleur et un léger tressaillement dans tous les membres. Il essuie son front, qu’inonde une sueur glaciale, et il se lève:
– Messieurs, dit-il d’une voix vibrante, je sais maintenant à quoi m’en tenir; je veux être seul. Vous, monsieur le duc de Vicence, restez.
Et quand le dernier des maréchaux a dépassé la porte, il lacère avec une colère concentrée le mouchoir de batiste qu’il tient à la main, en disant à Caulaincourt:
-Vous le voyez ! ces gens-là n’ont, pour la plupart, ni cœur ni entrailles. Je leur ai parlé de ma femme, je les ai implorés pour mon fils: rien ! Oui, je cède, parce que je suis vaincu; mais ce n’est pas par la fortune, c’est par l’égoïsme et l’ingratitude de ceux pour qui j’ai tout fait. Oh! c’est hideux! Je leur pardonne, mais l’histoire sera moins généreuse que moi.
Et en prononçant ces mots, il se laisse tomber comme anéanti dans le fauteuil qui est devant son bureau, prend une plume, et écrit le nouvel acte d’abdication qu’on attend; il le formule ainsi:
« Les puissances alliées ayant proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’Empereur, fidèle à son serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses enfants, aux trônes de France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice, même celui de la vie, qu’il ne soit prêt à faire aux intérêts de la France.
Fait au palais de Fontainebleau, le 11 avril 1814. »
Après y avoir apposé sa signature, il le lit à Caulaincourt.
– Est-ce cela ? lui demande-t-il ensuite. Le duc de Vicence n’avait pris aucune part aux débats qui venaient d’avoir lieu. Il avait écouté dans une sorte de recueillement l’Empereur, si noble, si grand, s’adressant en vain à l’honneur, à la reconnaissance de ses lieutenants. Le cœur brisé, il ne put répondre que ces mots d’une voix entrecoupée:
– Sire, il n’y a rien dans l’histoire qui puisse être comparé au sacrifice que fait en ce moment Votre Majesté.
– J’abdique et ne cède rien, réplique Napoléon d’un ton bref; faites appeler Ney et Macdonald.
Ces deux maréchaux introduits, Napoléon fait répéter par le prince de la Moskowa [Ney] tout ce que l’empereur Alexandre lui a dit en dernier lieu. Le duc de Tarente [Macdonald] parle ensuite dans le même sens.
– Je sais, mon cher maréchal, tout ce que vous avez fait pour moi dans cette circonstance, dit à son tour Napoléon; je sais avec quelle chaleur vous avez plaidé la cause de mon fils, de l’armée; mais puisqu’ils exigent mon abdication pure et simple, la voilà. C’est vous, monsieur le prince de la Moskowa, avec Caulaincourt, que je charge, cette fois encore, de mes pouvoirs. Vous irez défendre les intérêts de ma famille…