La bataille de Fuentes de Oñoro oppose le maréchal Masséna, duc de Rivoli et prince d’Essling, au lieutenant général Arthur Wellesley, vicomte Wellington, du 3 au 5 mai 1811, près de la frontière lusitano-espagnole. Elle est la première bataille de la guerre péninsulaire portugaise à avoir eu lieu en territoire espagnol. Le mouvement de sortie des troupes anglo-portugaises permet à terme la jonction avec les troupes espagnoles en guerre contre Napoléon.
• Lisons les “Mémoires du général baron de Marbot. Gênes-Austerlitz-Eylau”, E.O. de 1891 publié chez Hachette BNF
Lorsque nous rencontrâmes l’armée anglo-portugaise à l’extrême frontière de l’Espagne et du Portugal, elle était postée en avant de la forteresse d’Alméida, dont elle faisait le blocus; les troupes occupaient un très vaste plateau, situé entre le ruisseau de Turones et celui qui coule dans le profond ravin nommé Dos Casas.
Lord Wellington avait sa gauche auprès du fort détruit de la Conception, le centre vers le village d’Alameda, et sa droite, placée à Fuentès d’Oñoro, se prolongeait vers le marais de Nave de Avel, d’où sort le cours d’eau que les uns nomment Dos Casas et les autres Oñoro; ce ruisseau couvrait son front.
Les Français arrivèrent sur cette ligne en trois colonnes, par la route de Ciudad-Rodrigo. Les 6e et 9e corps, réunis sous les ordres du général Loison, formaient l’aile gauche placée en face de Fuentès d’Oñoro. Le 8e corps, sous Junot, et la cavalerie de Montbrun, étaient au centre, au bas du monticule de la Briba. Le général Reynier, avec le 2e corps, prit position à la droite, observant Alameda et la Conception. Plusieurs bataillons d’élite, les lanciers de la garde et quelques batteries composaient la réserve, aux ordres du général Lepic, célèbre par sa valeur et la brillante conduite qu’il avait tenue à la bataille d’Eylau.
À peine nos troupes étaient-elles à leurs postes respectifs, que le général Loison, sans attendre les ordres de Masséna pour un mouvement simultané, fondit sur le village d’Oñoro, occupé par les Écossais et la division d’élite de l’armée des alliés. L’attaque fut si brusque et si vive que les ennemis, bien que retranchés dans des maisons en pierres sèches très solides, furent obligés d’abandonner leur poste; mais ils se retirèrent dans une vieille chapelle située au sommet des énormes rochers qui dominent Oñoro, et il devint impossible de les déloger de cette importante position.
Masséna prescrivit donc de s’en tenir pour le moment à l’occupation du village, et de garnir toutes les maisons de troupes; mais cet ordre fut mal exécuté, car la division Ferey, qui en était chargée, se laissant emporter par l’ardeur d’un premier succès, alla se former tout entière en dehors d’Oñoro et s’exposa ainsi au canon et à la fusillade des Anglais placés autour de la chapelle. Enfin, pour comble de malheur, le désordre fut jeté parmi nos troupes par un déplorable événement que l’on aurait dû prévoir.
Il y avait, dans la division Ferey, un bataillon de la légion hanovrienne au service de la France. L’habit d’uniforme de ce corps était rouge comme celui des Anglais, mais il portait des capotes grises comme toute l’armée française; aussi le commandant des Hanovriens, qui avait eu plusieurs hommes tués par nos gens au combat de Busaco, avait-il demandé, avant d’entrer à Oñoro, l’autorisation de faire garder les capotes à sa troupe, au lieu de les rouler sur les sacs, ainsi que cela venait d’être prescrit.
Mais le général Loison lui répondit qu’il devait se conformer à l’ordre donné pour tout le corps d’armée. Il en résulta une méprise bien cruelle; car le 66e régiment français, ayant été envoyé au soutien des Hanovriens qui combattaient en première ligne, les prit au milieu de la fumée pour un bataillon anglais et tira sur eux, pendant que notre artillerie, induite aussi en erreur par les habits rouges, les couvrait de mitraille.
Je dois à ces braves Hanovriens la justice de dire que, bien que placés ainsi entre deux feux, ils les supportèrent longtemps sans reculer d’un seul pas; mais enfin, ayant un grand nombre de blessés et cent hommes tués, le bataillon se trouva dans l’obligation de se retirer en longeant un des côtés du village. Les soldats d’un régiment français qui y entraient en ce moment, voyant des habits rouges sur leur flanc, se crurent tournés par une colonne anglaise, et il en résulta quelque désordre, dont les ennemis profitèrent habilement pour reprendre Fuentès d’Oñoro, ce qui ne serait pas arrivé si les généraux eussent garni les fenêtres de fantassins, ainsi que l’avait prescrit Masséna.
La nuit vint mettre un terme à ce premier engagement, dans lequel nous eûmes six cents hommes mis hors de combat. Les pertes des ennemis furent à peu près les mêmes, et portèrent principalement sur leurs meilleures troupes, les Écossais. Le colonel anglais Williams fut tué.
Je n’ai jamais compris comment Wellington avait pu se résoudre à attendre les Français dans une position aussi défavorable que celle dans laquelle l’inhabile général Spencer avait placé les troupes avant son arrivée. En effet, les alliés avaient à dos non seulement la forteresse d’Alméida qui leur barrait le seul bon passage de retraite, mais encore la Coa, rivière très encaissée, dont les accès sont infiniment difficiles, ce qui pouvait amener la perte de l’armée anglo-portugaise, si les événements l’eussent contrainte à se retirer. Il est vrai que la gorge escarpée et très profonde du Dos Casas protégeait le front des Anglais, depuis les ruines du fort de la Conception jusqu’à Nave de Avel; mais, au delà de ce point, les berges de ce grand ravin s’affaissent, disparaissent même, et font place à un marais très facile à traverser.
Wellington aurait pu néanmoins s’en servir pour couvrir la pointe de son extrême droite, en le faisant défendre par un bon régiment appuyé par du canon; mais le généralissime ennemi, oubliant le tort qu’il avait eu à Busaco en se reposant sur le partisan Trent du soin d’empêcher les Français de tourner son armée par le défilé de Boïalva, retomba dans la même faute; il se borna à confier la garde du marais de Nave de Avel aux bandes du partisan don Julian, incapables de résister à des troupes de ligne.
Masséna, informé de cette négligence par une patrouille de la cavalerie de Montbrun, ordonna de tout préparer pour que ses divisions pussent franchir le marais le lendemain au point du jour, afin de prendre l’aile droite des ennemis à revers. On fit donc confectionner pendant la nuit bon nombre de fascines, et en même temps le 8e corps et une partie du 9e marchant en silence, se dirigèrent vers Nave de Avel. La division Ferey resta devant Oñoro, que l’ennemi occupait toujours.
Le 5 mai, au point du jour, une compagnie de voltigeurs se glissa parmi les saules et les roseaux, franchit sans bruit le marais, et, se passant des fascines de main en main, combla les mauvais pas, dont le nombre était infiniment moins considérable qu’on ne l’avait présumé. Don Julian et ses guérillas, se croyant à l’abri de toute attaque derrière le marais, se gardaient si mal que nos gens les trouvèrent endormis et en tuèrent une trentaine; tout le reste de la bande, au lieu de tirer vivement, ne fût-ce que pour avertir les Anglais, se sauva à toutes jambes jusqu’à Freneda, au delà du Turones, et don Julian, quoique fort brave, ne put retenir ses soldats indisciplinés.
Nos troupes, profitant de la négligence de Wellington, s’empressèrent de traverser le marais, et déjà nous avions de l’autre côté quatre divisions d’infanterie, toute la cavalerie de Montbrun, plusieurs batteries, et nous étions maîtres de Nave de Avel, sans que les Anglais se fussent aperçus de notre mouvement, un des plus beaux que Masséna ait jamais conçus !… C’était le dernier éclair d’une lampe qui s’éteint…
Par le fait de notre passage au travers des marais, l’aile droite des ennemis était complètement débordée, et la situation de Wellington devenait extrêmement difficile, car non seulement il devait opérer un immense changement de front pour s’opposer à celles de nos divisions qui occupaient déjà Nave de Avel et Pozo Velho, ainsi que le bois situé entre ce village et Fuentès d’Oñoro; mais le général anglais était forcé de laisser une partie de ses troupes devant Fuentès d’Oñoro et Alameda pour contenir les corps du comte d’Erlon et du général Reynier, qui se préparaient à passer le Dos Casas, afin d’attaquer les ennemis pendant leur mouvement.
Lord Wellington avait si bien cru l’extrémité de son aile droite à l’abri de toute atteinte par le marais de Nave de Avel, qu’il n’avait laissé sur ce point que quelques cavaliers éclaireurs. Mais en voyant cette aile tournée, il s’empressa de diriger sur Pozo Velho la première brigade d’infanterie qui lui tomba sous la main. Notre cavalerie, dirigée par Montbrun, culbuta et sabra cette avant-garde !…
Le général Maucune, suivant alors ce mouvement en avant, se précipita dans les bois de Pozo Velho, d’où il chassa les Écossais, auxquels il prit deux cent cinquante hommes et en tua une centaine. Tout faisait donc présager aux Français une victoire éclatante, lorsque, par suite d’une discussion élevée entre les généraux Loison et Montbrun, celui-ci suspendit la marche de la réserve de cavalerie, sous prétexte que les batteries de la garde qu’on lui avait promises n’étaient pas encore arrivées !
En effet, le maréchal Bessières les avait retenues sans en prévenir Masséna, qui, averti trop tard de cette difficulté, envoya sur-le-champ plusieurs pièces à Montbrun; mais le temps d’arrêt de celui-ci nous fut doublement funeste: d’abord parce que l’infanterie de Loison, ne se voyant plus secondée par la cavalerie de Montbrun, hésita à s’engager dans la plaine; et en second lieu, cette halte fatale permit à Wellington d’appeler toute sa cavalerie au secours des divisions anglaises de Houston et de Crawfurd, les seules qui fussent encore arrivées à se ranger devant nous !…
Cependant, par ordre de Masséna, le général Montbrun, cachant son artillerie derrière quelques escadrons de housards, s’avance de nouveau et, démasquant tout à coup ses bouches à feu, foudroie la division Houston, et, lorsqu’elle est ébranlée, il la fait charger par les brigades Wathier et Fournier, qui sabrèrent presque entièrement le 51e régiment anglais et mirent dans la plus complète déroute le surplus de la division Houston. Les fuyards gagnèrent Villa-Formosa, la rive gauche du Turones, et ne durent leur salut qu’au régiment des chasseurs britanniques qui, posté derrière une longue et forte muraille, arrêta l’élan de nos cavaliers par des feux aussi nourris que bien dirigés.
Wellington n’avait plus sur cette partie du champ de bataille que la division Crawfurd et celle de cavalerie, le surplus de son armée, pris à revers, n’ayant pas encore terminé l’immense changement de front qui devait l’amener en ligne devant les Français. Comme le terrain sur lequel on combattait en ce moment était, avant notre passage du marais, le lieu le moins exposé à nos coups, les gens attachés à l’intendance de l’armée anglaise, les blessés, les domestiques, les bagages, les chevaux de main, les soldats éloignés de leurs régiments s’y étaient agglomérés, et cette vaste plaine était couverte jusqu’au Turones d’une multitude en désordre, au milieu de laquelle les trois carrés que venait de former l’infanterie de Crawfurd ne paraissaient que comme des points !…
Et nous avions là à portée de canon, et prêts à fondre sur les ennemis, le corps du général Loison, celui de Junot, cinq mille hommes de cavalerie, dont mille de la garde, et de plus quatre batteries de campagne !… Déjà le 8e corps avait dépassé le bois de Pozo Velho; le 9e attaquait vivement le village de Fuentès d’Oñoro par la rive droite du Dos Casas, et le général Reynier avait ordre de déboucher par Alameda, afin de prendre les Anglais par derrière; il n’y avait donc plus qu’à marcher en avant… Aussi l’historien Napier, qui assistait à cette bataille, convient-il que dans tout le cours de la guerre il n’y a point eu de moment aussi dangereux pour les armées britanniques !… Mais l’aveugle fortune en décida autrement !…
Le général Loison, au lieu d’aller par la rive gauche et le bois prendre à revers le village de Fuentès d’Oñoro, attaqué de front par le général Drouet d’Erlon, perdit beaucoup de temps et fit de faux mouvements qui permirent à Wellington de renforcer ce poste important devenu la clef de la position. De son côté, le général Reynier n’exécuta pas les ordres de Masséna, car, sous prétexte qu’il avait des forces trop considérables devant lui, il ne dépassa pas Alameda et ne prit presque aucune part à l’action.
Malgré tous ces contretemps, nous pouvions encore gagner la bataille, tant nos avantages étaient grands ! En effet, la cavalerie de Montbrun, ayant battu celle des ennemis, ne tarda pas à se trouver en présence de l’infanterie de Crawfurd. Elle chargea et enfonça deux carrés, dont un fut littéralement haché !… Les soldats du second jetèrent leurs armes et s’enfuirent dans la plaine. Le colonel Hill rend son épée à l’adjudant-major Dulimberg, du 13e de chasseurs, et nous faisons quinze cents prisonniers. Le troisième carré anglais tient toujours ferme; Montbrun le fait attaquer par les brigades Fournier et Wathier, qui pénétraient déjà par l’une des faces, lorsque ces deux généraux ayant eu leurs chevaux tués sous eux et les colonels étant tous blessés dans la mêlée, personne ne se trouva là pour diriger les régiments vainqueurs. Montbrun accourut, mais le carré ennemi s’était remis en ordre; il dut, pour l’attaquer, reformer nos escadrons.
Pendant qu’il s’en occupe, Masséna, voulant achever la victoire, envoie un aide de camp porter au général Lepic, qui se trouvait en réserve avec la cavalerie de la garde, l’ordre de charger ! Mais le brave Lepic, mordant de désespoir la lame de son sabre, répond avec douleur que le maréchal Bessières, son chef direct, lui a formellement défendu d’engager les troupes de la garde sans son ordre !…
Dix aides de camp partent alors dans toutes les directions à la recherche de Bessières; mais celui-ci, qui depuis plusieurs jours marchait constamment auprès de Masséna, avait disparu, non par manque de valeur, car il était fort brave, mais par calcul ou jalousie contre son camarade. Il ne voulut pas envoyer un seul des hommes confiés à son commandement pour assurer un succès dont toute la gloire rejaillirait sur Masséna, sans songer aux intérêts supérieurs de la France !…
Enfin, au bout d’un quart d’heure, on trouva le maréchal Bessières loin du champ de bataille, errant au delà du marais, où il examinait de quelle manière étaient faites les fascines employées le matin pour établir le passage !… Il accourt d’un air empressé, mais le moment décisif, manqué par sa faute, ne se retrouve plus, car les Anglais, s’étant remis du désordre dans lequel la cavalerie de Montbrun les avait jetés, venaient de faire approcher une artillerie formidable qui couvrait nos escadrons de mitraille, pendant que les leurs délivraient les quinze cents prisonniers que nous avions faits. Enfin, lord Wellington, après avoir terminé son changement de front, avait rétabli son armée sur le plateau, la droite au Turones, la gauche appuyée à Fuentès d’Oñoro.
À la vue de cette nouvelle ligne solidement constituée, Masséna suspendit la marche de ses troupes et fit commencer une forte canonnade, qui causa de grands ravages dans les rangs épais des ennemis, qu’une charge générale de toute notre cavalerie pouvait enfoncer. Masséna espérait donc que Bessières consentirait enfin à faire participer les régiments de la garde à ce coup de collier, qui nous eût infailliblement donné la victoire; mais Bessières s’y refusa, en disant qu’il était responsable envers l’Empereur des pertes que pourraient éprouver les troupes de sa garde!… Comme si toute l’armée ne servait pas l’Empereur, pour qui l’essentiel était de savoir les Anglais battus et chassés de la Péninsule !… Tous les militaires, et principalement ceux de la garde, furent indignés de la détermination de Bessières, et se demandaient ce que ce maréchal était venu faire devant Alméida, puisque, pour sauver cette place, il ne voulait pas que ses troupes prissent part au combat.
Ce contretemps si inattendu changeait tout à coup la face des affaires, car à chaque instant les Anglais recevaient de nombreux renforts, et une de leurs plus fortes divisions, arrivant du blocus d’Alméida, venait de passer le Turones pour se former dans la plaine!… La position respective des deux armées se trouvant ainsi changée, les combinaisons faites la veille par Masséna devaient l’être de même. Il résolut donc de porter ses principales forces sur Alméida, de s’y réunir au corps de Reynier, pour tomber tous ensemble sur la droite et les derrières des ennemis. C’était la contrepartie du mouvement opéré la nuit précédente par Nave de Avel.
Mais un nouvel obstacle imprévu arrêta tout à coup l’effet de ces dispositions. Le général Éblé, chef de l’artillerie, accourt prévenir qu’il n’y a plus au parc d’artillerie que quatre cartouches par homme, ce qui, avec celles laissées dans les gibernes, donnait à peu près une vingtaine de cartouches par fantassin. Or, c’était insuffisant pour recommencer le combat avec un ennemi qui opposerait une résistance désespérée !… Masséna ordonne donc d’envoyer à l’instant même tous les fourgons à Ciudad-Rodrigo pour y prendre des munitions de guerre; mais l’intendant déclare qu’il en a disposé pour aller chercher dans la même ville le pain qui doit être distribué le lendemain aux troupes ! Il fallait cependant des cartouches.
Masséna, n’ayant plus aucun moyen de transport, invite le maréchal Bessières à lui prêter pour quelques heures les caissons de la garde; mais celui-ci répond froidement que ses attelages, déjà fatigués dans cette journée, seront perdus s’ils font une marche de nuit par de mauvais chemins, et qu’il ne les prêtera que le lendemain !… Masséna s’emporte, et s’écrie qu’on lui enlève une seconde fois la victoire, qui vaut bien le prix de quelques chevaux; mais Bessières refuse encore, et une scène des plus violentes a lieu entre les deux maréchaux !
Le 6, au point du jour, les caissons de Bessières partaient pour Rodrigo; mais leur marche fut si lente que les cartouches n’arrivèrent que dans l’après-midi, et Wellington avait employé ces vingt-quatre heures à retrancher sa nouvelle position, surtout la partie haute du village de Fuentès d’Oñoro, qu’on ne pouvait enlever désormais sans répandre des torrents de sang français! L’occasion de la victoire fut donc perdue pour nous sans retour !…