Dès le 27 septembre 1808 et jusqu’au 14 octobre 1808, en Thuringe, dans la ville d’Erfurt, se réunissent, les Empereurs français et russe. Autour de Napoléon et Alexandre, la plupart des souverains allemands ont été invités, spectateurs de cette rencontre politique, assurant selon le mot de Talleyrand une plate-bande de rois, quinze mois après Tilsit.
• Lisons “Napoléon” de Jacques Bainville:
Affirmer devant l’Europe l’amitié inaltérable des deux empereurs, l’affirmer avec un éclat qui impose, et puis “me donner le temps de finir avec cette Espagne”, c’est l’idée d’Erfurt et de son “parterre de rois”, où l’empereur François manque seul. Celui-là n’a pas été invité parce que Napoléon se propose de demander à Alexandre l’engagement de ne pas laisser impunies les menaces de l’Autriche, mais la Cour de Vienne n’a pas manqué d’envoyer ses meilleurs diplomates à ce congrès.
Dix-huit jours d’un théâtre prestigieux, de galas, d’une mise en scène somptueuse autant que le décor de Tilsit était nature, moins sincère encore. Les figurants d’Erfurt, ce sont les vassaux de la Confédération germanique dont trois doivent leur couronne à Napoléon. À l’un, pour étonner la table où il nourrit tout ce monde, il lance une fois le fameux: “Taisez-vous, roi de Bavière, regardez l’homme vivant avant de vous occuper de ses ancêtres”, qui est du théâtre aussi, mais non de Corneille, de Victor Hugo.
Et de même, il se plaît à dire devant ces princes, à la façon d’un Ruy Blas: “Quand j’étais lieutenant d’artillerie…” Il a mobiliséTalma; la “levée en masse de la tragédie”, disait en se moquantMetternich. Il se sert de tout et de tous, Comédie-Française, cuisine française, grands noms de la noblesse française, la vieille, “admirable pour représenter dans une cour”, et non la nouvelle: “L’imbécile qui ne sait pas faire la différence entre une duchesse de Montmorency et une duchesse de Montebello !”
L’empereur a la virtuosité d’un impresario. Il n’oublie ni Goethe ni Wieland, les convoque pour rendre hommage aux lettres, à cette“culture” dont les Allemands sont fiers, et il importe de plaire à l’Allemagne. Il déploie tous ses dons de séduction, toutes les ressources, force, richesse, intelligence. Erfurt doit être un Camp du Drap d’Or plus parfait, pour faire oublier, là-bas, les échecs, Baylen et Cintra, la fuite inglorieuse du “roi intrus”, l’abandon du premier siège de Saragosse, et cette autre levée en masse, celle des Espagnols, de leurs moines et de leurs crucifix.
L’esprit d’Erfurt n’était déjà plus celui de Tilsit. Alexandre s’est ressaisi, le charme agit moins parce que le tsar n’a plus le mêmeintérêt à le laisser agir. Lui aussi, à sa manière, il fait du théâtre. Lorsque, devant le royal parterre, Talma déclame: “L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux”, Alexandre serre la mainde Napoléon, il lui dit: “Je m’en aperçois tous les jours.” Mot qui n’engage à rien, à moins qu’il ne soit à double sens, avec une allusion ironique à l’autre “ami”, Charles IV.
En famille, Alexandre s’épanchait. Il confiait à sa soeur Catherine, en a parte, comme sur la scène aussi: “Bonaparte me prend pour un sot. Rira bien qui rira le dernier.” Dans une autre lettre, à samère, il explique qu’il a fallu, après Friedland, “entrer pour quelque temps dans les vues de la France” afin de “pouvoirrespirer librement et augmenter nos forces pendant ce tempsprécieux”.
Napoléon sera le dupe d’Erfurt. Et d’abord, pourquoi, après avoirécarté Talleyrand des affaires, l’a-t-il rappelé à l’activité ? C’est qu’à l’empereur, toujours variable parce qu’il se sent mal assis, et changeant parce que les circonstances changent sans cesse, il faut, cette fois, pour cette opération de consolidation diplomatique, un homme subtil et d’entregent, un diplomate d’ancien régime et de “grand nom”. Talleyrand, à Erfurt, passe pour avoir trahi.
Sa trahison a consisté à faire une autre politique que celle de son maître et à révéler aux puissances étrangères les instructions qu’ilavait reçues. En réalité, c’est un jeu très complexe. Tout en prenantpour lui-même des garanties d’avenir, Talleyrand s’imagine que, plus perspicace et plus raisonnable que Napoléon, il le sert.
Alarmé de l’extension des conquêtes, il veut appliquer sa “loi dupossible” à ce qui n’est depuis longtemps, à ce qui n’était déjà, avant le consulat, que la recherche de l’impossible. Il pense quetout cela, étant démesuré, doit mal finir et il tente de rappelerNapoléon à la mesure, comme s’il dépendait de Napoléon de se modérer. Ne pouvant le convaincre, il en est venu à cette idéedangereuse de l’y contraindre.
Il le calmerait en poussant la Russie et l’Autriche à la résistance. La pénétration de Talleyrand lui faisait comprendre que l’empereurs’aveuglait sur l’alliance russe et craindre que, par la confiancequ’il en tirait, il n’allât s’égarer encore plus loin, par un partage de la Turquie, dans des aventures orientales. Que le tsar lui “tînttête”, et Napoléon serait arrêté, immobilisé pour son propre bien.
Talleyrand était pourtant le plus aveugle des deux quand il croyaità la possibilité de conserver les conquêtes en les limitant. Il méconnaissait à la fois les exigences d’une lutte inégale contre 1’Angleterre et la résolution avouée ou secrète des grandespuissances de ramener la France à ses anciennes frontières et de ne lui laisser aucune de ses annexions.
Alors le jeu que Talleyrand croyait subtil devenait naïf. Lorsqu’il conseillait à Alexandre de “tenir tête” à Napoléon, c’était pour que, l’alliance étant ébranlée, Napoléon cessât de croire que tout lui était permis. Lorsqu’il informait Metternich des projets de l’empereur sur l’Orient et suggérait à la cour de Vienne de surveiller à la fois Alexandre et Napoléon et de jouer le rôle d’arbitre, il croyait continuer la politique d’équilibre qui, avant la Révolution, avait été celle de la France. Il ne voyait pas que lescirconstances avaient changé aux yeux des autres puissances et que l’équilibre avait été rompu par la réunion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin.
Alors Alexandre et Metternich accueillent et encouragent les confidences de Talleyrand. Ils s’en servent pour leurs propres fins, concluant que la confiance en Bonaparte a baissé, puisque, dans son entourage même, un homme investi de hauts pouvoirs ne craint pas d’avoir avec eux des intelligences, enveloppées, eût dit Bossuet, “dans l’obscurité d’une intrigue impénétrable” et qui, à ce prévoyant du lendemain, assurent déjà une place au congrès de la paix future.
Napoléon quitte Erfurt trompé, trahi, ne s’avouant pas que l’esprit de Tilsit s’évapore, triste pourtant comme après une fête manquée. Ayant, le jour du départ, cheminé quelque temps avec Alexandre, on le vit, après les adieux, revenir muet et pensif. Jamais plus les deux empereurs ne se reverraient. “Ces diables d’affaires d’Espagne me coûtent cher”, disait Napoléon dressant le bilan d’Erfurt.
Et pourtant il a obtenu ce qui, dans l’immédiat, lui importe. Il a renouvelé l’alliance russe à un prix qui n’est pas trop élevé, puisque, moins imprudent que Talleyrand ne le pense, il a encore écarté le partage de la Turquie, réservé Constantinople. S’il se méfie de l’Autriche, il se croit assuré qu’elle ne l’attaquera pas tout de suite. Il a carte blanche et, pendant trois mois, les mains libres pour rétablir ses affaires en Espagne.
Il n’en demande pas plus, et c’est ce qu’il s’était dit, devant Savary, avec un doute: “En retirant l’armée de Prusse, je vais fairerapidement l’affaire d’Espagne. Mais aussi, qui me garantira de l’Allemagne ? Nous allons le voir.”