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27 NOVEMBRE 1812 : LA BÉRÉZINA

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27 NOVEMBRE 1812 : LA BÉRÉZINA

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Novembre 27, 2022    
12:00 am

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Le lieutenant-colonel Louis Marc François Bégoz, de Lausanne, fut officier de carrière au service de la France de 1803 à 1813 et fit notamment la Campagne de Russie. Peu avant sa mort, en 1859, il raconta sa carrière militaire au service de la France à travers l’Europe de 1800 à 1813, puis au service de la Suisse jusqu’en 1835. Moments forts, les campagnes d’Espagne (1807-1810) et de Russie (1812).

 

Louis Bégoz nous livre, dans un document de premier ordre pour comprendre ce qui s’est passé sur le terrain, en particulier pendant la retraite de Russie, un témoignage touchant sur la vie et les soucis quotidiens de la troupe.

 

  • Souvenirs des campagnes du lieutenant-colonel Louis Bégoz, officier suisse au service de la France:

 

Enfin nous arrivâmes en vue de Borisow, où nous nous attendions à retrouver l’ennemi en force. Le pont de cette ville, sur la Bérésina, avait été brûlé, mais nous apercevions facilement les vedettes russes sur la rive droite. Nous établîmes notre bivouac près de la Bérésina; mais ces bivouacs, se trouvant forcément en contact avec la grande armée, nous étaient trop pénibles ( … ).

 

L’empereur était dans le voisinage, et cherchait à dégager les débris de la grande armée. Elle avait quitté Smolensk, poursuivie par les Russes et les Cosaques de Platoff, et elle se dirigeait à marches forcées sur la Bérésina. Le pont de Borisow étant brûlé et ne pouvant être rétabli, Napoléon ayant ordonné de détruire les équipages de ponts, nous reçûmes l’ordre de rétrograder et de marcher sur Studianska. Le maréchal Oudinot nous commandait toujours.

 

Deux ponts étaient presque achevés sur la Bérésina. Les pontonniers, sous les ordres du général Eblé, avaient fait là un travail au-dessus de tout éloge, malgré les glaçons qui encombraient la rivière. L’un des ponts devait servir à l’infanterie, l’autre à l’artillerie et à la cavalerie. Le jour où nous allions traverser sur la rive droite, l’Empereur vint à nous , et s’adressant vivement à notre colonel: “De quelle force est votre régiment ?”, demanda-t-il. Le colonel, surpris par une demande si brusque, ne répondit pas sur le champ. Je vis dans le geste de l’Empereur l’impatience, et dans son regard l’irritation. Se tournant rapidement vers moi, qui n’étais qu’à quelques pas du colonel, il m’adressa la même question. Je répondis sans préambule: “Sire, tant de soldats, tant d’officiers.” II ne répondit pas et passa outre.

 

Napoléon n’était plus le grand Empereur que j’avais vu aux Tuileries; il avait l’air fatigué et inquiet. Il me semble encore le voir avec sa fameuse redingote grise. Il nous quitta au galop, parcourut tout le deuxième corps d’Oudinot. Je le suivais des yeux, quand je le vis s’arrêter devant le premier régiment suisse, qui se trouvait dans notre brigade. Mon ami, le capitaine Rey, fut à même de le contempler tout à son aise: comme moi, il fut frappé de l’inquiétude de son regard. En descendant de cheval, il s’était appuyé contre des poutres et des planches, qui devaient servir à la construction du pont.

 

II baissait la tête, pour la relever ensuite d’un air de préoccupation et d’impatience; et, s’adressant au général du génie Eblé: “C’est bien long, général ! c’est bien long !” “Sire, vous le voyez, mes hommes sont dans l’eau jusqu’au cou, les glaçons interrompent leur travail; je n’ai point de vivres et d’eau de vie pour les réchauffer.”-“Assez! assez !” répondit l’Empereur; puis il se mit de nouveau à regarder la terre. Peu de moments après, il recommença ses plaintes, et paraissait avoir oublié les observations du général. De temps à autre, il prenait sa longue-vue. Connaissant les mouvements de l’armée russe, qui arrivait à marches forcées des bords du Dnieper, il craignait d’être coupé et à la merci de l’ennemi, qui voulait nous envelopper de trois côtés à la fois, avant que les ponts fussent achevés. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que ce moment fut un des plus cruels de sa vie. Sa figure ne trahissait cependant pas d’émotion; on n’y reconnaissait que de l’impatience.

 

Nous passâmes sur la droite de la Bérésina. Le pont me parut peu solide. Nous le traversâmes avec le vaillant régiment de cuirassiers, colonel Doumerc, et les Suisses des trois autres régiments, en tout environ huit mille hommes d’élite. C’était le 27 novembre au soir. En débouchant sur la rive droite, nous rencontrâmes quelques voltigeurs d’avant-garde russe, qui furent délogés dans la soirée. Nous nous installâmes, pour passer la nuit du 27 au 28, dans un bois, à portée de canon du pont que nous venions de traverser.

 

Pour plusieurs de mes concitoyens qui ne connaissent pas l’agrément d’un bivouac, il sera peut être intéressant de leur en faire connaître certains détails.

Lorsque l’ennemi est éloigné, un bivouac se supporte assez gaiement: la troupe allume de grands feux, prépare son ordinaire, et la nuit se passe sans trop de souffrances. Mais, quand l’ennemi est proche, il est expressément défendu d’attirer son attention. La forêt que nous occupions était de haute futaie, les arbres assez épais, la terre et les sapins couverts de neige; comme nous n’avions presque rien mangé pendant la journée, le bivouac était fort peu récréatif, surtout à cause du voisinage des Russes.

 

La nuit venue, chaque soldat prit son sac en guise d’oreiller, et la neige pour matelas, avec son fusil sous la main. Un vent glacial soufflait avec force; nos hommes se rapprochaient les uns des autres, pour se réchauffer mutuellement. Les sapins les plus gros avaient retenu la neige, et, sous cette espèce d’ombrage, nous souffrions moins. Nos vedettes étaient à leur poste, et les officiers, la plupart appuyés contre un arbre, redoutant une surprise, ne fermèrent pas l’œil de la nuit. Nos réflexions étaient loin d’être couleur de rose; la faim et la soif nous talonnaient, et nous sentions que, le jour venu, nous aurions de rudes combats à soutenir; mais ce n’était pas là ce qui nous inquiétait; au contraire, nos hommes n’attendaient que le moment et l’heure d’en venir aux mains.

 

La nuit se passa assez tristement, avec un froid intense; et, à peine l’aube commençait-elle à paraître, que nous aperçûmes, à travers les clairières de la forêt, de nombreuses colonnes russes, qui, dès la veille, avaient, sans doute, reçu l’ordre de nous attaquer et de nous rejeter dans la Bérésina.

 

Nous ne les fîmes pas attendre longtemps, et la journée du 28 novembre sera à jamais mémorable pour la gloire des Suisses. Notre commandant Vonderweid, de Seedorf, après une première charge fort heureuse, continuait l’attaque avec vigueur, lorsque j’ordonnai à mon adjudant, le sous-officier Barbey, d’aller chercher des cartouches. Il m’obéissait, lorsqu’il fut frappé d’un coup mortel. Je donnai le même ordre à un nommé Scherzenecker, qui reçut aussi un coup de feu au bras droit. J’allais envoyer un troisième officier, lors que je m’aperçus que les Russes, protégés par leurs nombreux tirailleurs, s’avançaient toujours plus.

 

Notre régiment comptait à peine 800 hommes, mais bien équipés et comprenant l’importance de la position qui nous avait été confiée. Nous entendions un bruit formidable d’artillerie et des hourras; c’était l’armée russe, qui, connaissant le passage de notre corps d’armée, s’avançait toujours plus nombreuse, pour nous le disputer. Dans la position où nous nous trouvions, sur la lisière d’une forêt, à une portée de canon du pont, notre vue ne s’étendait pas fort loin. Le premier et le quatrième régiments suisses devaient être sur notre droite, presqu’en face du pont. Il nous était difficile, du reste, d’apprécier l’ensemble des mouvements de l’armée. Dans des moment pareils, chacun sent l’importance d’être à son poste; et, comme il s’agissait d’empêcher les Russes de s’approcher, il fallait une défense héroïque, rien de plus, rien de moins !

 

Le 28, nous ne restâmes pas un instant dans l’inaction. Des nuées de Russes dirigeaient un feu tellement nourri sur notre régiment, que nous avions perdu, après une heure de combat, passablement de terrain. J’étais devenu le bras droit du colonel, qui ne pouvait suffire à tout; aussi, quand je vis que notre régiment cédait lentement du terrain par la fusillade, je fis ce que j’avais fait à Polotsk, d’après l’ordre qui m’était donné; je fis battre la charge et attaquer les Russes à la baïonnette.

 

Cette seconde attaque fit rebrousser les Russes de plusieurs centaines de pas. Nous les forçâmes d’abandonner la forêt et de repasser la grande route; mais, comme ils étaient beaucoup plus nombreux que nous, ils recommençaient la fusillade. Nous échangions bien quelques coups de feu, mais, au bout de vingt minutes, ils reprenaient leurs premiers avantages, et cherchaient à nous jeter dans la Bérésina. Alors je faisais de nouveau battre la charge, et nos baïonnettes les repoussaient bien en arrière. Sept fois de suite nous les attaquâmes avec la même vigueur, et sept fois nous couvrîmes le terrain de leurs morts et de leurs blessés. Malgré ces avantages partiels, j’étais vivement inquiet sur le sort de notre drapeau: à deux reprises, les officiers qui le portaient avaient été mis hors de combat; je le remis alors à un officier, pour qu’il fût à l’abri au quartier général.

 

Bien que nos hommes fussent exténués de fatigue, qu’ils n’eussent rien mangé de toute la journée, pas un d’eux ne proférait une plainte, et ils attaquaient à la baïonnette toujours avec la même vigueur. Je me souviens que ces combats étaient tellement corps à corps, qu’un soldat russe, croisant la baïonnette sur ma poitrine, je parai l’attaque et ripostai par un coup de sabre; mais, avant d’arriver à la Bérésina, la pointe de mon sabre s’était brisée; je fus alors obligé de m’approcher davantage pour sabrer mon adversaire et le terrasser.

 

Nous allions tenter une huitième attaque, les Russes revenant toujours plus nombreux, lorsque j’eus le malheur d’être blessé au bras. Je continuai à combattre, malgré la douleur que j’éprouvais, lorsque les Russes se rapprochant encore, je fus atteint d’une seconde balle, qui me brisa la jambe au dessous du genou. Je n’ avais plus de cheval, il avait été tué à Polotsk ! Le colonel Vonderweid, me voyant hors de combat, s’approcha de moi, et, mettant ses mains sur ses yeux, en signe de désespoir, je crois le voir encore: “Mon brave Bégoz, s’écria-t-il, prenez mon cheval !” Je n’oublierai jamais cette preuve de dévouement et d’affection de mon digne colonel, car Dieu sait ce qui l’attendait plus tard.

 

Notre régiment ne fut pas le seul qui combattit avec valeur. Le premier régiment suisse, qui se trouvait à peu de distance, montrait la même intrépidité. Mon excellent et digne ami le capitaine Rey, se voyant aussi pressé par les Russes, fit battre la charge pour l’attaque à la baïonnette; tous ses tambours furent mis hors de combat; alors, prenant la caisse de l’un d’eux, il battit seul la charge à coups redoublés. Noble exemple de courage que j’aime à retracer dans ces lignes !

 

Une fois blessé, accompagné de mon fidèle domestique Dupuis, perdant mon sang par ma dernière blessure, il me restait encore de mauvais moments à passer avant d’être à l’abri des projectiles de l’ennemi. En quittant le bois, je jetai un dernier regard sur mes vaillants camarades. Plusieurs d’entre eux étaient Vaudois comme moi. J’en avais vu tomber un si grand nombre sous les balles russes, que je me disais en moi-même: Les reverrai-je encore !

 

J’atteignis sans encombre la grande route; mais, arrivé là, je crus que ma dernière heure était venue. La route était labourée de boulets russes; il en pleuvait de tous côtés, et je les voyais rouler dans toutes les directions. Mon brave domestique Dupuis me suivait toujours, tenant la bride de mon cheval et répétant sans cesse: “Mais aussi, capitaine, vous êtes toujours le même enragé.”

 

La canonnade ne cessait pas. Dans le bois, d’énormes arbres tombaient avec fracas. Joignez à cela les cris des blessés, la terreur des valides, qui voyaient les boulets frapper leurs voisins, et qui étaient eux-mêmes mortellement atteints au moment où ils croyaient avoir échappé au danger du passage. Il faut avoir vu cet horrible spectacle pour s’en faire une idée ! J’arrivai ainsi à l’ambulance, où je fus pansé par notre chirurgien en chef David, qui, après m’avoir rassuré, me dit en riant: “Tiens, voilà qui est fait, tu pourras encore planter tes choux !”. Sa prédiction s’est accomplie…