• Lisons “les Bonaparte à Montpellier, par M. Grasset-Morel, dans la section des Lettres de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2e série, tome 3e, 1900-1907.
Vers la fin de 1784, débarquaient à Montpellier deux inconnus, l’un dans la force de l’âge et l’autre, son fils, encore adolescent. Craignant de s’y trouver bien isolés, ils arrivaient munis de lettres de recommandation pour M. Bimar, grand entrepreneur de diligences, et pour M. Durand de Saint-Maurice, président à la Cour des comptes, aides et finances. Ils portaient un nom étrange, et ceux qui l’entendaient prononcer le remarquaient à cause de son origine italienne.
Qui se serait douté que, dans quelques années, après s’être rendu célèbre en France et au delà des monts, les échos glorieux le rediraient, non seulement en Europe, mais aux quatre coins de l’Univers. Ces deux hommes étaient Charles de Buonaparte et son fils aîné Joseph, l’un âgé de trente-huit ans et l’autre de seize environ. La famille Buonaparte ou Bonaparte, comme on l’a appelée depuis, était d’origine italienne et avait émigré de Florence en Corse.
Pendant le premier Empire, des généalogistes découvrirent que ses aïeux avaient régné à Trévise. Napoléon trouva suffisante sa propre renommée et dédaigna de rechercher celle de ses ascendants, aussi n’attacha t-il aucune importance à cette découverte; il n’en fut pas de même, dit-on, de l’empereur d’Autriche, qui voulut se persuader que son gendre n’était pas un parvenu. Quoiqu’il en soit, Charles Bonaparte était gentilhomme et fut, comme tel, député de la noblesse Corse à la Cour, en 1777.
Il avait fait confirmer ses preuves de noblesse par d’Hozier de Sérigny, juge d’armes. Homme paisible et doux, il s’était rangé cependant du côté de Paoli et avait lutté d’abord pour l’indépendance de l’île, poussé probablement par sa femme Letizia Ramolino, qui était au contraire d’un caractère très décidé. Puis, ayant embrassé la cause de ses nouveaux maîtres, il se fit bien voir du gouverneur de la Corse, le comte de Marboeuf. Grâce à la protection de celui-ci, grâce aux lettres de recommandation qu’il obtint du grand duc Léopold auprès de sa soeur Marie-Antoinette, reine de France, des bourses pour l’éducation de plusieurs de ses enfants lui furent accordées.
En 1783, pendant un voyage sur le Continent, Charles ressentit les premières atteintes du mal qui devait l’emporter. Se trouvant à Paris, il eut recours aux soins du docteur de la Sonde, médecin de la Reine, qui apporta un grand soulagement à ses douleurs. Néanmoins, sa santé préoccupait Letizia, qui ne cessait de lui prodiguer les soins les plus empressés. L’année suivante, la maladie faisait de nouveaux progrès; il en fut tellement affecté que, sur les instances des siens, il se décida, à reprendre le chemin de France pour se remettre entre les mains de ce même docteur. Il lui en coûtait cependant d’abandonner sa femme dans un état de grossesse très avancé de cet enfant qui devait être le futur roi de Westphalie.
Enfin il s’embarqua, accompagné de son fils aîné Joseph et de son beau-frère Fesch, le 9 novembre 1784. La traversée fut pénible et les fatigues du voyage augmentèrent ses souffrances à tel point que, en débarquant, il se vit obligé de renoncer à aller jusqu’à Paris retrouver le docteur de la Sonde. Il s’arrêta d’abord à Aix, ou il devait laisser au Séminaire son jeune beau-frère, qui allait y poursuivre ses études théologiques. Là, il se mit entre les mains de l’un des meilleurs praticiens de Provence, le docteur Tournatori, qui jugea son cas très grave et lui conseilla vivement d’aller jusqu’à Montpellier, où il trouverait, comme à Aix, un climat assez semblable à celui de son île, et de plus grandes ressources au point de vue médical. Ne pouvant affronter, au début de l’hiver, un voyage à la Capitale, il se résigna à prendre le chemin du Languedoc, toujours suivi de Joseph, après avoir laissé Fesch au Séminaire d’Aix.
Peu fortuné et chargé d’une nombreuse famille, Charles voyageait la bourse légèrement garnie. En arrivant à Montpellier, il alla loger dans une modeste auberge, ne sachant pas si les médecins qu’il devait consulter lui ordonneraient un traitement et un séjour plus ou moins longs.
La duchesse d’Abrantès, montpelliéraine par sa naissance, dans ses Mémoires, raconte que son père, M. de Permon, qui, après s’être enrichi dans les subsistances de l’armée de Rochambeau, avait occupe une place de finances à Ajaccio, se trouvait alors à Montpellier, où il remplissait les mêmes fonctions. Ayant appris, un certain jour, que deux habitants de la Corse étaient arrivés dans la ville, il eut la curiosité de savoir si, par hasard, il ne retrouverait pas d’anciennes connaissances d’Ajaccio. Il se mit en campagne et finit par découvrir leur logis.
Quelle ne fut pas sa surprise de reconnaitre Charles Bonaparte, avec lequel il avait été très lié dans l’île, accompagné de son fils Joseph et non de son beau-frère Fesch, comme le dit par erreur l’auteur des Mémoires. Il souffrit de les voir si mal logés et parvint, grâce à ses instances et à celles de sa femme, à leur faire accepter l’hospitalité sous son toit, où les soins que nécessitait l’état de la santé du père seraient assurés.
Tous ceux qui ont parlé du séjour de Charles Bonaparte à Montpellier se sont naturellement reportés au récit de Mme d’Abrantès, qui paraissait plus que personne à même de ne pas se tromper. Cependant, nous relevons, dans ce passage de ses Mémoires, quelques erreurs. D’abord, Mme de Permon qui venait de mettre au monde sa fille Laure, aurait pu à la rigueur offrir l’hospitalité aux deux étrangers, mais eut été bien en peine de leur prodiguer ses soins. Du reste, il semblerait qu’elle ne se trouvât à Montpellier que par occasion, venant y faire ses couches ou bien ayant été surprise par les douleurs de l’enfantement. D’après l’acte de baptême de cette fille, son mari, étant receveur particulier des finances du diocèse de Narbonne, avait sa résidence dans cette ville et ne se trouvait à Montpellier, en ce moment-là, qu’à cause des Etats de Languedoc, qui y tenaient leurs assises à la fin de l’année […].
Après que la Faculté se fut prononcée pour un séjour prolongé de Charles Bonaparte à Montpellier, celui-ci songea à quitter l’auberge et à prendre un appartement. Il jeta son dévolu sur une petite maison retirée, hors la ville, entre les murailles et le cours des Casernes, dans la rue appelée aujourd’hui Castilhon et à l’angle N.-O. de la rue du Cheval-Vert; elle est encore telle à peu près qu’elle était alors, avec son seul étage au-dessus du rez-de-chaussée.
Ce quartier ne comprenait que de rares maisons entourées de jardins; c’était réellement le faubourg. La personne qui loua cette maison au gentilhomme corse était une dame Delon, qui le soigna avec un dévouement de chaque jour. Il recevait là, en dehors des Montpelliérains auxquels il avait été recommandé, comme nous l’avons vu, l’abbé Pradier, aumônier du régiment de Vermandois, en garnison dans la ville, et l’abbé Coustou, jeune vicaire de Saint-Denis.
Cet entourage n’est certes pas celui d’un libre-penseur, d’un philosophe, comme on disait alors, d’un ennemi irréconciliable de la religion, que certains auteurs ont voulu voir en Charles Bonaparte. Profondément attaché à la foi de ses pères, au contraire, dès les premiers temps de son séjour à Montpellier, se trouvant dans l’impossibilité de sortir, il manifesta le désir de recevoir chez lui le sacrement de l’eucharistie. M. Manen, curé de Saint-Denis, sa paroisse, prenant en considération son état de santé, accéda à sa demande et confia le soin de lui apporter le viatique à son vicaire l’abbé Coustou; c’est la source naturelle des rapports fréquents qui s’établirent entre le malade et le jeune prêtre.
Ce séjour forcé à Montpellier était pour le gentilhomme corse un véritable exil qui venait aggraver ses souffrances. Sa pensée se reportait continuellement sur la patrie absente, sur sa femme, sur ses enfants, séparés de lui par l’immensité de la mer. Il lui arrivait souvent de faire ses confidences à l’abbé Coustou ; il l’entretenait de sa vie passée, de ses jeunes années écoulées dans la lutte pour l’indépendance de l’île, de la force d’âme de Letizia, sa femme, véritable amazone, qui ne craignait pas de le suivre dans le maquis, enfin de ses nombreux enfants et du cadet, alors à l’école de Brienne, sur le compte duquel il fondait de grandes espérances. “Celui-ci, je crois, disait-il, fera son chemin, mais je ne le verrai pas”. Pour si convaincu qu’il fût du brillant avenir de cet enfant, il ne pouvait certes pas supposer que sa prédiction irait bien au delà de ses espérances.
Tandis que ce dernier jouissait d’une bourse à l’École de Brienne, Joseph en avait obtenu une de son côté au collège d’Autun, l’aînée de ses filles, Marie-Anne, en avait une troisième à Saint-Cyr. Charles Bonaparte se montrait très reconnaissant de ces faveurs et ne cessait dans ses entretiens de louer la bonté du roi à son égard.
Malheureusement, ni les soins assidus de la femme Louise Delon, ni le traitement ordonné par le professeur Vigarous, son médecin, ne parvenaient à enrayer le mal, qui faisait rapides progrès; l’alimentation avait lieu péniblement, les vomissements redoublaient de fréquence; la Faculté se prononça pour un ulcère de l’estomac, vers le pylore. Néanmoins, le malade acceptait ses souffrances avec la plus grande résignation; il se préoccupait surtout de sa femme, à peine rétablie de ses couches; il recommandait bien qu’on lui cachât la gravité de son état, car elle aurait trop souffert, si elle fût parvenue à connaître la vérité, empêchée qu’elle était de se mettre en route pour lui prodiguer ses soins.
Lorsque la maladie toucha à son terme et que tout espoir fut perdu, sentant sa fin approcher, Charles Bonaparte désira recevoir les suprêmes consolations de la religion. Ce fut son autre ami, l’abbé Pradier, qu’il désigna pour lui administrer les derniers sacrements.
Le 24 février 1785, il rendait son âme à Dieu. Ses restes ne devaient pas reposer dans ce sol natal qu’il avait aimé, près de ceux qu’il chérissait. D’abord, le trajet eût tant été bien long, et les modestes ressources de la famille ne lui permettaient pas de grands frais. Il fut donc décidé que l’inhumation aurait lieu à Montpellier. L’abbé Pradier, qui avait assisté Charles dans son agonie, en sa double qualité de prêtre et d’ami, fit une proposition qui fut acceptée avec reconnaissance. Ayant été autrefois religieux cordelier, il entretenait d’excellents rapports avec le couvent de l’Observance; à force de démarches, il obtint pour la dépouille du gentilhomme corse une place dans le caveau des Cordeliers, ainsi que le constate l’acte de décès inscrit sur les registres de la paroisse de Saint-Denis, qui mérite d’être reproduit.
“L’an que dessus, lit-on, et le vingt-quatre février, Messire Charles Buonaparte, ancien député de la noblesse des Etats de Corse à la Cour, époux de dame Marie-Letitia de Ramolini. décédé le même jour, âgé d’environ trente-neuf ans, muni des sacrements de l’Église, a été inhumé dans un des caveaux du couvent des RR. PP. Cordeliers. Présents: MM. Méjan. et Coustou prêtres vicaires, et M. Pradié, prêtre aumônier du régiment de Vermandois, signés avec nous curé. – Pradié, prêtre, Méjan, Coustou, Manen, curé” […].
Son père mort, Joseph se trouva bien seul à Montpellier. Certainement, ce jeune homme de seize ans se vit entouré par les quelques personnes de la ville qui s’étaient intéressées au sort des exilés. Les mémoires prétendent même que Mme de Permon, qui était de l’âge de sa mère, le recueillit chez elle. Quoi qu’il en soit, son oncle Fesch. que l’on avertit au dernier moment de l’imminence du danger, accourut aussitôt d’Aix, mais arriva trop tard pour recevoir le dernier soupir de son beau-frère…