14 décembre 1840. La Dorade III, qui a remonté la Seine depuis le Val-de-la-Haye, accoste au quai de Courbevoie avec sa précieuse cargaison: le cercueil de l’Empereur Napoléon Ier. que d’anciens soldats veilleront une nuit entière. Le cercueil n’est débarqué que le lendemain matin.
Le trajet vers Courbevoie s’effectue dans la ferveur et dans l’enthousiasme populaire, le pont de Neuilly est décoré d’une colonne de 45 m de haut, surmontée d’un globe et d’un aigle impérial, ainsi que par une pyramide portant la mention: “la commune de Courbevoie à l’Empereur Napoléon”. Sur le quai, le gouvernement a fait ériger un temple gréco-romain pour la veillée funèbre.
La cérémonie commence le 14 décembre et se poursuit toute la nuit, tout en respectant le protocole solennel voulu par le gouvernement.
La nuit, se forme un bivouac, avec une cohorte de vétérans de la Grande Armée qui veillent leur Empereur. Par centaines, ils sont venus, certains de bien loin, la plupart à pied, malgré leur âge, leurs blessures, leurs infirmités, leurs souffrances. Pour une toute dernière fois, ils sont revêtus de leurs uniformes aux couleurs fanées par le temps, les uniformes de leur jeunesse. Dans le froid glacial de cette nuit étoilée, dans le vent qui souffle, fait tournoyer et claquer les drapeaux, transis malgré les feux de camp allumés, ils sont là, présents, fidèles, fidèles jusqu’au bout.
Ils sont là pour veiller sur le sommeil de leur Empereur, sur son dernier sommeil.
A quoi ont-ils pu rêver dans leurs brefs instants de sommeil ? A l’écrasante chaleur des plaines de l’Egypte ? Aux bourrasques et aux frimas de la Russie ? A l’Aigle qui triomphe à Austerlitz ? A celle qui baisse la tête à Waterloo ? Et à qui ? A leurs compagnons d’armes disparus dans les tourmentes de l’histoire ? A celui qui, avec eux, par eux, a conquis toutes les capitales d’Europe ? Nous n’en saurons jamais rien, mais ce que nous savons, c’est que, et ils en sont tous conscients, ce bivouac de Courbevoie, là, juste à côté de leur Empereur qui dort, c’est leur dernier bivouac…
- Que dit l’Abbé Félix Coquereau, aumônier de La Belle Poule, de ce dernier trajet sur La Dorade :
A dix heures, nous longions la magnifique terrasse de St.-Germain, et le château, berceau du grand Roi; préfet, maires, généraux, se tenaient à la tête de nombreux régiments et de ces braves légions des banlieues; quand nous passions, les tambours battaient au champ, et sur toute la ligne, les troupes présentaient les armes.
Bientôt nous étions à Saint-Denis: pour lui cette tombe des Rois ne devait pas s’ouvrir; le grand capitaine ne pouvait dormir que sous des drapeaux- conquis. Plus nous approchions, du reste, plus l’affluence était grande: les rives de la Seine disparaissaient sous les pas d’une multitude empressée; tout Paris semblait s’être élancé au devant de celui qui l’avait fait si grand; le roi devait être heureux, car il avait fait heureux son peuple: aussi son peuple le remerciait-il par ses incessantes acclamations.
Avant d’arriver à Neuilly , du côté opposé , au milieu d’une plaine , un groupe fixa notre attention: quelques dames s’y rencontraient seules, elles agitaient leurs mouchoirs , elles l’agitaient encore: elles voulaient être reconnues, nos regards les interrogeaient, mais en vain, la distance était grande; le prince arrive, regarde: Ma mère ! s’écrie-t-il: c’était la reine mère qui avait d’abord voulu voir son enfant; la reine ne devait embrasser que le lendemain soir le prince.
Un triple cri retentit aussitôt, et ce cri dut faire tressaillir le coeur de la souveraine, de l’épouse et de la mère, car son nom, celui du roi et de son enfant s’y trouvaient confondus.
Le bateau n’avait point ralenti sa marche; aussi bientôt il entra dans les îles qu’en ces parages forme le fleuve, et le parc de Neuilly s’étendit à notre gauche Peu après, le pont de Courbevoie nous montra les courbes de ses arches: un grand aigle, les ailes étendues plana au dessus de nos têtes; nous étions arrivés de notre lointain voyage: le soleil se couchait dans un nuage de pourpre, et ses derniers rayons faisaient briller la statue de Notre Dame-de-la- Garde, la patronne des marins, au pied de laquelle nous étions mouillés.
Monseigneur le prince de Joinville demeura à son bord. Les princes ducs d’Orléans, de Nemours et d’Aumale, vinrent faire une religieuse station au pied du cercueil impérial. Deux grandes illustrations de l’empire, le maréchal Soult, l’amiral Duperré, vinrent aussi s’incliner et prier; M. Duchâlel, le ministre de l’intérieur, s’était joint à eux.
Le lendemain, mardi 15 décembre le convoi funèbre devait faire son entrée solennelle à Paris.