Longue et belle histoire. Où comment deux Maréchaux de l’Empereur, Lannes et Murat, par leur courage et par leur ruse, ont épargné beaucoup de sang français… et autrichien.
- Laissons tout d’abord la parole à Murat:
Ainsi que j’ai eu l’honneur d’en rendre compte à Votre Majesté, la ville de Vienne est occupée, et, à l’aide d’un peu de ruse nous nous sommes rendus maîtres du pont. Les généraux Bertrand et Moissel, et le chef d’escadrons Lanusse, mon aide de camp, avaient été chargés de s’en emparer et avaient marché, pour le surprendre, à la tête des 9e et 10e régiments de hussards et des 10e et 22e de dragons, avec trois pièces de canon. Ils se sont avancés si rapidement et la barrière qui fermait le chemin devant eux, à quelque distance en avant du pont, a été si vite entourée, que deux vedettes, qui y étaient placées, ont eu à peine le temps de s’enfuir, après avoir tiré en l’air leurs coups de carabine.
Les hussards arrivés sur le pont ont réussi à arrêter un homme qui allait mettre le feu aux artifices disposés d’un bout à l’autre. Comme on a vu que si les troupes avançaient, l’incendie allait commencer du côté de la rive gauche, on les a fait arrêter, et MM Bertrand, Moissel et Lanusse se sont avancés seuls. Ils allaient être criblés de mitraille, s’ils n’avaient crié aux canonniers dont ils n’étaient plus qu’à quatre pas, qu’ils allaient vers le prince Auesrperg, qui, le matin, avait demandé un entretien avec moi. On les a laissé passer.
Au même moment j’arrivais, après avoir traversé la ville, à la tête de la division des grenadiers. Le maréchal Lannes qui m’accompagnait, s’est porté aussitôt, avec quelques officiers, à l’extrémité opposée du pont. Tandis qu’ils causaient avec les Autrichiens, et cherchaient à leur persuader qu’ils ne devraient pas s’opposer à notre passage, je faisais filer une brigade de grenadiers. Les Autrichiens la voyant avancer ont voulu de nouveau tirer, mais la fermeté du maréchal Lannes leur en a imposé et les a empêchés encore une fois de mettre le feu aux canons.
Le prince d’Auersperg est arrivé sur ces entrefaites, et a demandé à me voir. Il m’a parlé de ses devoirs, je lui ai parlé de ma position et de celle de mon maître. En attendant, les grenadiers ont achevé de passer et les Autrichiens se sont retirés sur son ordre sur la route de Brain [Brünn].
- Qu’en raconte Marmont ?
La surprise si singulière du pont de Thabor mérite d’être racontée. Après la prise de possession de Vienne par capitulation, les troupes françaises se portèrent sur les bords du Danube. Là, le fleuve a une grande largeur. Les Autrichiens avaient tout préparé pour en défendre le passage et pour détruire le pont sur pilotis existant et servant à la communication de la capitale avec la Moravie et la Bohême. Des batteries formidables, placées sur la rive gauche, le pont couvert de matières combustibles, rendaient la défense facile: une étincelle pouvait le détruire, quand les troupes françaises se présentèrent à l’entrée; à leur tête se trouvaient Murat, Lannes, et Oudinot (…).
Les allemands sont, de leur nature, conservateurs, économes; et un pont comme celui-là est d’un grand prix. Murat et Lannes, tous deux Gascons, imaginèrent de profiter de cette disposition des esprits et d’en abuser. Ils mirent en mouvement leurs troupes, sans paraître hésiter. On leur cria de s’arrêter; elles le firent mais elles répondirent qu’il y avait un armistice, et que cet armistice nous donnait le passage du fleuve.
Les deux maréchaux, se détachant des troupes, vinrent seuls sur la rive gauche pour parler au prince Auersperg, qui y commandait, en donnant l’ordre à la colonne d’avancer insensiblement. La conversation s’entama; mille sornettes furent débitées à ce stupide prince Auersperg; et, pendant ce temps, les troupes gagnaient du terrain et jetaient sans affectation dans le Danube la poudre et les matières combustibles dont le pont était couvert. Les plus minces officiers, les derniers soldats autrichiens jugeaient l’évènement; ils voyaient la fraude et le mensonge, et les esprits commençaient à s’échauffer.
Un vieux sergent d’artillerie s’approche brusquement du prince et lui dit avec impatience et colère: “Mon général, on se moque de vous, on vous trompe, et je vais mettre le feu aux pièces”. Le moment était critique; tout allait être perdu, lorsque Lannes, avec cette présence d’esprit qui ne l’abandonnait jamais, et cette finesse, cet instinct du cœur humain, apanage particulier des Méridionaux, appelle à son secours la pédanterie autrichienne, et s’écrie: “Comment, général, vous vous laissez traiter ainsi ! Qu’est donc devenue la discipline autrichienne, si vantée en Europe ?”. L’argument produisit son effet. L’imbécile prince, piqué d’honneur, se fâcha contre le sergent, le fit arrêter. Les troupes, arrivant, prirent canons, généraux, soldats, et le Danube fut passé. Jamais chose semblable n’est arrivée dans des circonstances tout à la fois aussi importantes et aussi difficiles.
- Et Marbot ?
Murat et Lannes, auxquels l’Empereur avait ordonné de tâcher de s’emparer du passage du Danube, marchèrent vers les ponts, placèrent les grenadiers d’Oudinot derrière les plantations touffues, puis s’avancèrent, accompagnés de seulement quelques officiers parlant allemand. Les petits postes ennemis tirent sur eux en se repliant. Les deux maréchaux font crier aux autrichiens qu’il y a armistice, et, continuant à marcher, ils traversent sans obstacles tous les petits ponts, et, arrivés au grand, ils renouvellent leur assertion au commandant de Spitz, qui n’ose faire tirer sur les deux maréchaux presque seuls, et affirmant que les hostilités sont suspendues.
Cependant, avant de les laisser passer, il veut lui-même aller prendre les ordres du général d’Auersperg; mais, pendant qu’il se rend près de lui, en laissant le poste à un sergent, Lannes et Murat persuadent celui-ci que, le traité portant que leur pont leur sera livré, il faut qu’il aille avec ses soldats rejoindre son officier sur la rive gauche. Le pauvre sergent hésite (…) On le pousse tout doucement en continuant à lui parler, et par une marche lente, mais continue, on arrive à l’extrémité du grand pont.
Un officier autrichien veut alors allumer les matières incendiaires; on lui arrache des mains la lance à feu en lui disant qu’il se perdra s’il commet un tel crime !… Cependant la colonne des grenadiers d’Oudinot paraît et s’engage sur le pont… Les canonniers autrichiens vont faire feu.. Les maréchaux français courent vers le commandant de cette artillerie, auquel ils renouvellent l’assurance d’un armistice conclu; puis, s’asseyant sur les pièces, ils engagent les artilleurs à faire prévenir de leur présence le général d’Auersperg.
Celui-ci arrive enfin; il est sur le point d’ordonner le feu, bien que les grenadiers français entourent déjà les batteries et les bataillons autrichiens; mais les deux maréchaux l’assurent qu’il y a un traité, dont la principale condition est que les français occuperont les ponts. Le malheureux général, craignant de se compromettre en versant du sang inutilement, perd la tête au point de s’éloigner en emmenant toutes ses troupes qu’on lui avaient données pour défendre les ponts !
- Puis Savary:
Les maréchaux Lannes et Murat étaient entrés dans Vienne. Ils firent une ruse, qui eut une influence si importante sur le reste de la campagne, qu’il faut en parler.
Le général Giulay n’était pas encore rentré des avant-postes autrichiens, quand nos troupes entrèrent dans Vienne. Les rumeurs d’un armistice étaient propagées par nos ennemis eux-mêmes: on savait que le général Giulay était encore avec l’Empereur. On l’avait aperçu aller et venir. Comme il n’était pas revenu, la rumeur d’un armistice devenait plausible.
Les Autrichiens, placés sur la rive gauche du Danube, avaient pris leurs dispositions pour brûler le pont de Tabor, et l’avait fait à peine protéger par un poste de hussards. Les maréchaux Lannes et Murat, désirant sauvegarder ce moyen de passage si essentiel à l’armée, vinrent eux-mêmes, accompagnés par seulement quelques officiers, au poste autrichien, où ils répétèrent toutes les rumeurs courant sur l’armistice.
Le commandant du poste les pris pour de simples officiers; ils marchèrent avec lui, lui faisant traverser le pont, qui est très long. Quelques officiers autrichiens appartenant aux troupes se trouvant sur l’autre coté, c’est-à-dire sur la rive gauche, approchèrent et se mêlèrent à la conversation.
Les grenadiers de Lannes, conduits par un officier intelligent, profitèrent de l’instant qu’ils regardaient vers la rive gauche. Ils étaient arrivés par les rues des faubourgs de Vienne, qui sont dans l’île du Prater; ils empêchèrent les vedettes de hussards de donner l’alarme: l’officier français leur dit qu’ils faisaient partie d’un poste que l’on plaçait sur le bord de la rivière; ils le crurent, ne donnèrent pas l’alarme à leurs propres postes, qui virent soudain des soldats déboucher sur leurs arrières, et la tête de la colonne à l’entrée du pont.
Les hussards autrichiens ne voyant pas leur officier, qui était à ce moment avec les maréchaux Lannes et Murat, et pensant à l’armistice, ne bougèrent pas. La colonne de grenadiers doubla le pas franchi le pont, et se hâta sur l’autre rive, après avoir jeté à l’eau les pièces d’artifice préparées pour la destruction du pont.
Les officiers autrichiens réalisèrent la faute qu’ils avaient commise; mais il était trop tard: et leurs canonniers, qui étaient à leurs pièces sur l’autre rive, ne se doutant pas de ce qui se passait devant eux, ne firent pas feu, voyant leurs propres officiers en conversation avec les nôtres. Ils laissèrent la colonne arriver jusqu’à eux, et virent bientôt leurs canons saisis, ainsi qu’eux-mêmes. Jamais ruse ne fût aussi bien exécutée.
- Enfin, Rapp:
La possession des ponts était une victoire, et il n’y avait que la surprise qui pût nous la faire remporter. Nous prîmes nos mesures en conséquence. On défendit aux troupes échelonnées sur la route de faire aucune démonstration capable de donner l’éveil, on ne permit à personne d’entrer à Vienne. Quand tout fut bien vu, bien examiné, le grand-duc prit possession de cette capitale et chargea Lanusse et Bertrand de faire sans délai une reconnaissance sur le fleuve. Ces deux officiers étaient suivis du 10e hussards. Ils trouvèrent aux portes du faubourg un poste de cavalerie autrichienne.
On ne se battait plus depuis trois jours; il y avait une espèce de suspension d’armes. Ils abordent le commandant, lient conversation avec lui, s’attachent à ses pas, ne l’abandonnent plus. Arrivés sur les bords du fleuve, ils s’obstinent encore à le suivre malgré lui; l’Autrichien s’emporte, les Français demandent à communiquer avec le général qui commande les troupes stationnées sur la rive gauche: il y consent, mais il ne souffre pas que nos hussards les accompagnent; le 10e est obligé de prendre position. Cependant nos troupes arrivaient, conduites par le grand-duc et le maréchal Lannes.
Le pont était encore intact, mais les conducteurs étaient établis, les canonniers tenaient leurs mèches: le moindre signe qui eût décelé le projet de passer de force eût fait avorter l’entreprise. Il fallait jouer de ruse; la bonhomie des Autrichiens s’y prêtait. Les deux maréchaux mirent pied à terre, la colonne fit halte, il n’y eut qu’un petit détachement qui se porta sur le pont et s’y établit. Le général Belliart s’avança en se promenant les mains derrière le dos avec deux officiers d’état-major.
Lannes le joignit avec d’autres; ils allaient, venaient, causaient, et arrivèrent ainsi jusqu’au milieu des Autrichiens. L’officier de poste ne voulait tout d’abord pas les recevoir, mais il finit pas céder, et la conversation s’établit. On lui répéta les propos qu’avait déjà tenu le général Bertrand, que les négociations avançaient, que la guerre était finie, qu’on ne se battrait, qu’on ne se déchirerait plus.
Pourquoi, lui dit le maréchal, tenez-vous encore vos canons braqués sur nous ? N’est-ce pas assez de sang, de combats ? Voulez-vous nous attaquer, prolonger des malheurs qui vous pèsent plus qu’à nous ? Allons, plus de provocations: tournez vos pièces. Moitié subjugué, moitié convaincu, le commandant obéit. L’artillerie fut dirigée sur l’armée autrichienne, et les armes mises en faisceau. Pendant ces pourparlers, le peloton d’avant- garde avançait lentement; mais enfin il avançait, masquant des sapeurs, des canonniers, qui jetaient dans le fleuve les matières combustibles, répandaient de l’eau sur les poudres et coupaient les conducteurs.
L’Autrichien, trop peu familier avec notre langue pour s’intéresser beaucoup à la conversation, s’aperçut que la troupe gagnait du terrain, et s’efforçait de faire comprendre que cela ne devait l’être, qu’il ne le souffrirait pas. Le maréchal Lannes, le général Belliard, tâchèrent de le rassurer; ils lui dirent que le froid était vif, que nos soldats marquaient le pas, qu’ils cherchaient à s’échauffer en se donnant du mouvement.
Mais la colonne approchait toujours, elle était déjà aux trois quarts du pont; il perdit patience et commanda le feu. Toute la troupe courut aux armes, les artilleurs apprêtaient leurs pièces, la position était terrible: un peu moins de présence d’esprit, le pont était en l’air, nos soldats dans les flots, et la campagne compromise. Mais l’Autrichien avait affaire à des hommes qui n’étaient pas faciles à déconcerter. Le maréchal Lannes le saisit d’un coté, le général Belliart de l’autre; ils le secouent, le menacent, crient, empêchent qu’on ne l’entende.
Arrive sur ces entrefaites le prince [Auersperg], accompagné du général Bertrand. Un officier court rendre compte au grand-duc de l’état des choses; transmet à la troupe, en passant, l’ordre d’allonger le pas et d’arriver. Le maréchal s’avance au devant du prince, se plaint du chef de poste, demande qu’il soit remplacé, puni, éloigné d’une arrière-garde où il peut troubler les négociations. Hogsberg donne dans le piège. Il discute, approuve, contredit, se perd dans une conversation inutile. Nos troupes mettent le temps à profit; elles arrivent, débouchent, et le pont est emporté.
- “En face”, Langeron:
Murat commandait l’avant-garde française et dès qu’il eut occupé les faubourgs de Vienne, il courut aux ponts du Danube dont le passage assurait à l’armée française des succès faciles et prompts et exposait Koutousov à être coupé du chemin de Brünn et forcé ou à se retirer sur Iglau, ou à accepter un combat qui pouvait anéantir son armée. Ces pont du Danube (qu’on aurait dut brûler) sont très longs et faciles à défendre: on avait ramassé à Vienne tout ce qui s’y trouvait encore de soldats et de pièces d’artillerie disponibles et l’on avait confié ce détachement au prince Charles d’Auschberg [Auersperg], lieutenant-général autrichien.
C’était un militaire brave de sa personne, honnête homme, mais borné et facile à tromper. Murat profita de cette facilité et, ayant demandé une entrevue au prince, lui persuada que Napoléon venait de conclure la paix avec l’Autriche et que l’empereur François avait consenti à livrer le passage aux troupes françaises pour poursuivre les Russes. Assurément le piège était trop grossier et la nouvelle que donnait Murat trop incroyable que tout autre que le prince d’Auschberg pût y ajouter foi.
Le caractère de l’empereur François était trop connu pour que son général pût croire qu’il sacrifiait ses alliés d’une manière si déloyale. Murat, en s’entretenant avec le prince, avançait toujours sur le pont avec la plus inconcevable témérité et était suivi par ses colonnes serrées en masse. Les soldats autrichiens voulurent faire feu; leur général les en empêcha. Enfin, Murat parvint aux batteries et se jeta sur la mèche d’un canonnier qui voulait mettre le feu à une pièce; il l’éteignit, et le prince d’Auschberg fit retirer les troupes et les canons et les ponts furent livrés.
- Hélas, nous n’avons pas la version de Lannes.
Mais, deux maréchaux, et non des moindres, qui marchent devant, qui s’exposent, et qui, sans faire verser la moindre goutte de sang, prennent ces ponts vitaux pour la route vers le nord, vers Brünn, vers Austerlitz, c’est là l’épopée napoléonienne telle que je l’aime.