
Pendant la journée du 23, nous nous sommes emparés de la Tour de Saint-Etienne, tour bien flanquée, avec un fossé, un pont-levis, vingt-cinq hommes de garnison [des Suisses] et trois pièces de canon. […]. Dans la nuit du 23 au 24 [le matériel avait été enfin débarqué dans la journée], nous avons commencé à tirer des bombes et à jeter des boulets rouges dans la ville de la Madeleine. Nous avons continué toute la journée du 24 et du 25. Nous avons quatre fois mis le feu aux maisons de la Madeleine. Nous avons incendié un chantier de bois et nous avons à peu près écrasé quatre-vingt maisons. L’île de la Madeleine avait été ravitaillée et avait reçu un renfort de huit cents Sardes : trois ou quatre mille Sardes se faisaient voir sur les côtes de la Sardaigne […].
Cependant, ce qui nous étonna, ce fut la fuite précipitée de notre corvette [la Fauvette] qui abandonna son convoi pour prendre le large [l’équipage s’était mutiné]. Le citoyen Colonna-Cesari [le commandant de l’expédition], qui s’embarquait dessus, nous envoya, le 25, l’ordre de nous retirer promptement […]. Nous travaillâmes sans perdre de temps; unis à tout le reste de notre petite armée, nous parvînmes à transporter toutes nos pièces avec des peines infinies jusqu’au bord de la mer. Mais arrivés là, nous trouvâmes que les bâtiments du convoi s’étaient déjà mis à la voile. Nous n’eûmes plus que le temps de faire embarquer notre troupe et de jeter à la mer notre mortier et nos canons [deux pièces de quatre] […].
Voilà le récit fidèle, citoyen ministre, de cette honteuse expédition. Nous avons fait notre devoir; et les intérêts comme la gloire de la République exigent que l’on recherche et que l’on punisse les lâches ou les traîtres qui nous ont fait échouer.
Le malheureux succès de l’expédition de la Sardaigne doit lui être principalement attribué. Le conseil exécutif avait donné des ordres pour qu’elle fût attaquée au mois de novembre dernier: Paoli, requis par le général qui commandait l’armée d’Italie, refusa de fournir les gardes nationales qui lui étaient demandées pour cette expédition, et prétendit n’avoir d’ordre à recevoir que du conseil exécutif.
Lorsqu’enfin l’escadre de l’amiral Truguet eut abordé en Corse, et que l’embarquement des gardes nationales était sur le point d’être effectué, on sut, par des combinaisons affreuses, déjouer encore le succès de cette entreprise, en semant la division entre les Corses et les troupes françaises, au point que les premiers refusèrent d’agir de concert, et se réservèrent de faire une attaque particulière dans la partie du Nord, tandis que les autres se portèrent avec l’escadre sur Cagliari.
C’est à cette funeste division que nous devons le défaut de nos succès et la honte de notre retraite. Paoli est coupable de cette division et des malheurs qui l’ont amenée; j’en appelle au témoignage de quelques députés corses, à qui on la fit pressentir, et qui l’annoncèrent avant même que les troupes françaises eussent débarqué dans leur île.
Le 2 avril suivant, Paoli était décrété d’arrestation. Le 24 mai, ses partisans pillèrent et brulèrent la maison familiale des Bonaparte à Ajaccio. Quelque jours plus tard, la famille décida de quitter la Corse et de s’embarquer pour la France…
A Sainte-Hélène aussi, il dira que ce fut en Sardaigne qu’il vit le feu pour la première fois. Mais il gardera toujours le silence sur le rôle qu’il joua. Bonaparte était en sous-ordre; il avait dû assister à une déroute houleuse, en spectateur impuissant; il avait dû laisser aux mains du roi de Sardaigne le mortier qu’il avait pointé de sa main; il n’était pas homme à ne pas garder inguérissable une pareille blessure à son amour-propre. Il ne devait jamais pardonner pareille chose à Césari et à Paoli…
(1) à propos du moment favorable qui, à la guerre, décide de tout, voyez la conférence de Jean Mouton sur la fenêtre de tir de la bataille d’Austerlitz sur la chaine Youtube du Cercle Napoléon:
https://www.youtube.com/watch?